Eveil arménien jusqu’en 1915
La pénétration des idées issues de la pensée des Lumières en Orient se fit dans une situation de division entre empire turc et empire iranien qui devint progressivement culturelle. Un mouvement de renaissance inspiré des idées occidentales toucha les élites arméniennes de Constantinople et de Tiflis, avant d’être écrasé dans des bains de sang par l’État turc, dont l’acmé correspondra aux massacres de 1894-1896 et au Génocide de 1915.
Cette période est à analyser plus largement dans le cadre de la logique du Tanzimat (« réorganisation » ou modernisation de la société ottomane). Débutée en 1830, cette ère de réformes est officiellement stoppée par le Sultan en 1876, mais le mouvement de modernisation (pour rendre sa puissance à l’État ottoman) se perpétue sous d’autres formes depuis. Le génocide des Arméniens de 1915 et les épurations ethniques (des Grecs, Assyro-chaldéens et autres minorités) ne sont que des étapes de ce processus de modernisation qui va de la puissance ottomane déclinante à l’État turc actuel et en devenir. En effet, les minorités ont été des facteurs essentiels de la modernisation de cet État et, lorsque les autorités turques ont pu substituer des musulmans aux chrétiens, ces derniers ont été mis à mort. Ce processus de modernisation a été multiple, avec l’introduction de nouvelles techniques et idées, mais aussi avec la rationalisation et l’efficacité des moyens de répression. La question de l’extermination des Arméniens par l’État turc est une entrave éthique, sociétale et morale à une modernisation de fond, et, en fait, un axe d’analyse idéal pour l’étude de cette société.
La politique de modernisation de la société ottomane a représenté une tentative de réaction face au lent déclin de l’Empire qui avait vu son assise territoriale se réduire (perte de l’Afrique du Nord, puis des provinces balkaniques) et sa faiblesse s’accroître, en comparaison de l’essor des puissances européennes, faisant de lui « l’homme malade de l’Europe ». Les Arméniens ont joué un rôle essentiel dans cette modernisation. Ce peuple, pionnier dans maints domaines, s’est ouvert au modèle européen, devenant un vecteur essentiel de l’européanisation de l’Empire. L’apport des Arméniens est manifeste dans la modernisation de l’architecture ottomane des XIXe et XXe siècles, dont ils ont été les principaux acteurs, à commencer par l’illustre Sinan, Père de l’architecture ottomane classique. Ils ont introduit également, à Constantinople et dans les provinces, le théâtre, le sport, la littérature romanesque, ainsi que les périodiques. Si l'on considère par exemple le domaine médical, les médecins arméniens ont été des pionniers dans des domaines aussi variés que la médecine militaire ou vétérinaire ; ils ont ainsi réformé les hôpitaux en y introduisant les innovations occidentales. Il en fut de même pour l’éducation, le commerce, le monde de la finance et les arts.
Mais, aspirant à améliorer leur statut de dhimmis (soumis au pouvoir musulman et sujets de seconde zone), les élites arméniennes ont attiré les foudres du « Sultan rouge », Abdul Hamid II (1876-1909). Celui-ci renforça alors sa politique panislamiste, dont le corollaire fut la répression sanglante des Arméniens, entre 1894 et 1896, qui fit près de 300 000 victimes. Ces abominables tueries, qui faisaient suite à une multitude d’autres depuis le XVIe siècle, connurent un large retentissement en Europe. En France, le mouvement arménophile a été marqué par des personnalités politiques et littéraires aussi prestigieuses que Jean Jaurès, Anatole France, ou Georges Clémenceau.
M. Yevadian, révisé par R. Kévorkian
(avril 2020)
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Références bibliographies
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